QVT et numérique : Episode 2 – Faut-il vraiment instituer un « Droit à la déconnexion » ?

18h. Vous avez traité aujourd’hui 150 emails, envoyé 18 SMS à votre N-1 en déplacement, participé à une confcall tout en discutant sur la messagerie instantanée avec votre manager, posté sur le réseau social d’entreprise, vous avez 4 pages internet et 3 fichiers excel ouverts, et un pop-up vous rappelle que demain, vous avez 3 rendez-vous client. Vous embarquez votre PC portable dans votre sac, validez dans le métro les demandes de congés de votre équipe, et vous finirez votre présentation ce soir, au calme. Ce portrait, c’est celui des travailleurs connectés tels que les dessinent les dernières enquêtes sur le rapport des français aux outils numériques[1].

Deux phénomènes favorisent ce que l’on peut qualifier de sur-consommation numérique : d’une part, les employeurs équipent de plus en plus leurs collaborateurs en matériel connecté. 93% des cadres disposent d’un ordinateur et 62% un téléphone portable[2] ; quand ils ne demandent pas au collaborateur d’utiliser son matériel personnel (le BYOD Bring your Own Device). D’autre part, les salariés attendent de l’organisation qu’elle leur permette de calquer leurs comportements numériques privés en milieu professionnel, accélérant ainsi l’apparition de certaines pratiques digitales comme les réseaux sociaux ou les applications nomades.

Les outils numériques assurent certes au collaborateur une plus grande autonomie, et davantage de libertés dans l’organisation de leur temps de travail. Ils sont synonymes de gains de productivité, de temps et d’énergie en permettant de réaliser des actes managériaux, business ou administratifs à distance. Se connecter à ses emails en vacances pour trier les urgences et s’assurer une reprise en douceur, est-ce préserver sa qualité de vie ou est-ce intégrer une contrainte de l’organisation ?

A travers cette hyper connectivité, c’est l’effacement de la frontière vie privée – vie professionnelle qui se dessine. Même consenti, le déplacement de la frontière place le collaborateur dans un état d’astreinte psychologique permanent, qui peut se révéler à terme facteurs de risque pour la santé et la sécurité de chacun.

Le « droit à la déconnexion » donc, concept né en même temps que la généralisation de l’usage des NTIC dans les organisations dans les années 90, milite pour un meilleur encadrement des pratiques, la prévention du stress lié à l’usage des outils numériques, et à une forme de reconnaissance du travail fourni pendant ces plages de « télé-disponibilité ». La formule de Jean-Emmanuel Ray, juriste et professeur à l’Université Panthéon-Sorbonne, résume bien la question : « Sur mon temps de travail, je suis joignable. Sur mon temps de repos, je suis dérangeable » : la « télé-disponibilité » doit être encadrée, les contours de ce nouveau mode de travail délimités, avant de devenir facteur de RPS.

Mal du siècle ou tout simplement, évolution du travail à accompagner ? L’intégration des pratiques numériques dans l’entreprise, c’est la 3e révolution industrielle.

Tout cela nous révèle que le droit et la jurisprudence, eux, n’ont pas encore accompli leur mutation et vont être amenés à réviser leurs fondamentaux :

– le temps de travail : comment penser la définition du temps de travail effectif face à l’état de disponibilité permanente ? Cela signifie-t-il par extension la remise en cause du forfait jour, quand on sait que la Cour de Cassation a censuré successivement neuf accords de branche ?

– le lieu de travail : est-il toujours pertinent d’associer un contrat à un lieu de travail quand les outils numériques et le télétravail permettent à chacun d’organiser sa journée en fonction de ses déplacements, de travailler à distance ? Valérie Bréguier du cabinet Technologia, parle de l’apparition d’un « travail virtuel », soit l’idée que la production intellectuelle n’est plus attachée à un lieu précis, rendant sa délimitation plus difficile.

– la qualification de la charge de travail : si elle est définie très précisément pour le travail manuel, qui instaure par exemple un poids ou des volumes maximum de charge, quid de l’estimation des limites acceptables d’un travail digital ? C’est ce que l’économiste Michel Volle appelle « le remplacement de la main d’œuvre par le cerveau-d’œuvre ». Quel est la part de « cerveau d’œuvre disponible » que nous souhaitons définir ?

– le lien de subordination entre collaborateur et l’employeur : le collaborateur est-il astreint par les outils numériques ou est-ce pour lui un moyen efficace d’équilibrer activités personnelles et professionnelles avec davantage de flexibilité ?

En attendant une nécessaire refonte du cadre légal, ces évolutions invitent la fonction RH à anticiper et à déployer les actions lui permettant d’être en avance de phase.

Certaines entreprises ont déjà mis en place des actions réellement différenciantes et porteuses de sens : accords définissant un « droit à la déconnexion » chez Thalès ou Areva, Journée sans emails chez Canon, ou Sodexo, charte de rédaction de communications numériques « responsables » à la Société Générale… L’inspiration peut être également trouvée chez nos voisins allemands, encore une fois précurseurs en termes de limitation des plages de connectivité : Volkswagen et l’interruption des emails entre 18h15 et 7h le lendemain, BMW et son outil de décompte des heures numériques supplémentaires, et même Daimler et son application « assistant d’absence », qui supprime ou redirige les emails des collaborateurs en vacances !

La question n’est donc plus d’obliger à la déconnexion, car les usages sont désormais constitutifs de nos modes de travail et la déconnexion forcée n’est pas souhaitable. Mais l’entreprise doit user de pédagogie, dessiner les contours d’une connexion responsable, définir un nouveau modèle d’organisation du travail, apprivoiser la technologie. De nouveaux modèles de management sont à inventer, un nouveau pacte social.

Auteur : Camille Charmasson, Consultante RH

[1] Enquête annuelle de l’ANACT pour l’amélioration des conditions de travail

Enquete CREDOC 2014 sur l’impact des TIC dans la communication française

[2] Etude APEC 2014 – Opinion des cadres sur l’organisation du travail

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